Gaston Toulourge (1860) < Alice de Chazal (1839) < Furcy de Chazal (1810) < Toussaint de Chazal (1770) < Régis de Chazal (1735) < Noble aimé de Chazal (1706) < Jean-Baptiste Chazal (16..) < Jean II Chazal (16..) < Jean I Chazal ( 16..)
Journal de Gaston Toulorge
Jeudi 23 Février 1939
Ce matin, nous avons assisté en l’Eglise de N.D. du Rosaire, Quatre Bornes, à une messe dite par l’Abbé Guérin pour le repos de l’âme de Gabrielle. Il y a eu deux mois aujourd’hui de la mort de ma chère femme, survenue le 23 Décembre 1938 à 5½ heures du matin dans cette immense Maison de l’Avenue Hennessy que nous habitons depuis bientôt 9 ans.
Deux mois !… et pourtant c’était hier que la famille en larmes, agenouillée devant son lit de douleurs physiques et morales, suivait l’agonie de la douce créature du Bon Dieu, et attendait dans l’angoisse de la douleur, ce souffle dernier qui s’exhale d’une poitrine humaine pour faire comprendre aux témoins qui sont là que l’âme a quitté le corps mortel pour prendre son vol vers l’immortalité…
Mais on ne sépare pas de la vie et des siens sans manifestation dernière ; sans adieu… apparent : après un dernier spasme son regard a cherché bien haut le ciel puis s’est tourné vers moi… sa main droite a cherché quel qu’appui devant elle… j’ai pris cette main qui a serré la mienne, tout s’est tu en elle, elle nous avait quittés !
O douleur cruelle ! O blessure invisible au cœur d’un époux qui n’a plus devant lui que la dépouille inerte de celle qui fut pendant plus d’un demi-siècle la joie de ses yeux, l’affection de son cœur, l’autre moitié de lui-même ! Combien est-il malheureux, et qui peut consoler sa peine indescriptible ?
Nos jours étaient les mêmes, nos joies et nos douleurs toujours confondues, toujours partagées, toujours également supportées. Notre vie était une, notre amour un seul amour éternellement juré le jour de nos fiançailles, consacré le jour de notre mariage et que rien dans la suite des jours n’a ébranlé !
Que peut être dure alors la peine que supporte maintenant le malheureux laissé seul sur la terre qui va pleurer, qui va appeler, qui va crier l’absente qui ne répondra plus jamais !
Quel poids dans cette croix dont ses épaules sont maintenant chargées ? Croix de chagrins, d’abandon, d’absence de soutien, de conseils, de soins, de tendresse. Le vide, vous dis-je, le vide que rien de terrestre ne comble…
Qui peut consoler une si grande douleur si ce n’est vous Mon Dieu ?
24 Février 1939
Une autre messe mensuelle, dite aujourd’hui à l’Eglise de St Jean par le Père Damoison, à laquelle ont assisté en même temps que moi Jean, Claire, Françoise, Alice qui était venue nous prendre en auto. Après la messe nous avons visité pieusement la tombe de mon ami et lui avons porté des fleurs, nos prières et nos larmes.
J’ai beau partir de ma demeure, y revenir,
M’asseoir, me lever, marcher ou m’endormir,
Toujours devant moi se trouve ma peine amère
Lourd fardeau qui pèse sur ma vie entière !..
J’ai beau me dire que bientôt, demain peut-être,
L’aile de la mort viendra toucher mon être,
Rien ne peut empêcher ma secrète douleur
De déchirer mon âme en même temps que mon cœur.
J’ai beau me dire enfin que nos âmes unies
Ne peuvent devenir l’une à l’autre étrangère
Quand la mort les sépare, ma vie sera amère
Jusqu’à ce que nos âmes enfin soient réunies.
GT
Ce fut à Caselà à la Rivière Noire chez mon beau-frère Henry Koenig qui administrait les biens de l’Assets Cie que je vis Gabrielle pour la première fois ; elle était venue en visite chez ma sœur Mina où je me trouvais moi-même en « weekend end » vers le milieu de Septembre de l’année 1883. Vision fugitive qui malgré tout m’avait laissé une certaine impression qui devait s’accentuer au fur et à mesure que nous nous voyions. Elle habitait à Curepipe Road une campagne appelée « Les Quatre Vents « dépendant d’une très grande campagne aujourd’hui disparue, de M. Vincent Geoffroy qui finit par morceler, démonter et vendre les trois ou quatre maisons en faisaient partie.
Gabrielle avait un culte, une adoration vraiment sincères pour ce coin des Quatre Vents où se trouvait sa famille, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs. Elle cultivait avec amour et beaucoup de succès de très beaux œillets qui eurent un prix à l’Exposition horticole 1884 à l’Institut de Port Louis.
Elle avait aussi une serre où se trouvaient de très jolies fougères et des plantes d’ornement.
A la mort de sa mère on lui confia l’administration de l’intérieur et l’éducation de ses jeunes sœurs et de son petit frère Léon. Elle accomplit sa tâche avec beaucoup de dévouement et de capacités et s’attacha à sa petite famille comme elle s’attacha aux lieux où tous vivaient.
Aussi ce fut un déchirement cruel lorsqu’en janvier 1885 la famille dut quitter Curepipe pour aller habiter la propriété Médine à la Rivière Noire dont M. Eugène Koenig était l’administrateur.
C’est depuis cette année (1885) que je l’ai vue souvent, allant moi-même à Caselà passer mes samedis et mes dimanches chez Henry et Mina et c’est pendant cette même année que se trama le tissu qui devait envelopper nos premières relations, l’inclination progressive de l’un pour l’autre, la déclaration de notre amour et la réalisation de notre bonheur.
Elle aimait beaucoup écrire ses impressions, et racontait ses journées et les événements qui se déroulaient autour d’elle, et c’est ainsi que j’ai pu suivre les étapes de son existence en lisant son cahier no 15 commencé le 30 janvier 1885 et qui finit le jour où je l’ai demandée en mariage. Janvier 1886 parce qu’alors elle n’avait plus rien à raconter, n’ayant d’intérêt que dans sa qualité de fiancée, et de temps à employer qu’à rendre heureux celui qui est aujourd’hui si malheureux de l’avoir perdue…
Cette année, préparatoire dirais-je, de 1885 fait voir son état d’âme et les vertus magnifiques dont elle était remplie. Désolée de quitter les « Quatre Vents » où s’était passée son adolescence, elle prend pourtant résolument son parti de vivre là où Dieu le veut et s’adapte à cette existence à Médine dont elle tirera le meilleur parti, remplissant avec avantage son rôle de maîtresse de maison, de petite maman de sœurs plus jeunes qu’elle, de fille chérie de son vieux père, de sœur aînée de frères plus âgés qu’elle. Elle était adorée de tous parce que la charité habitait en elle et que sa bonté soumettait tout à elle.
Quoique la vie fut plutôt monotone pour elle à Médine au moment de son arrivée, bientôt elle s’y fait tout à fait car les distractions s’y produisent par le fait du voisinage de parents et d’amis. La « Rivière Dragon », annexe de Médine était alors habitée par M. Alfred Koenig et ses enfants et plus loin il y avait « Caselà » où étaient Henry et Mina et leurs jeunes enfants.
Médine qui offrait beaucoup plus de facilités de mouvements et d’action devint bientôt le centre des réunions et les jolies jeunes filles de ce lieu attirèrent de suite parents, amis et connaissances.
Ce fut alors de constantes réunions où la musique, la danse, les diners, les promenades se succédaient tout à tour pour le plus grand plaisir de tous.
Gabrielle recevait tout ce monde avec aisance et amabilité, s’occupant de tous avec une grâce charmante, tenant son rôle avec autorité et c’est lorsqu’elle présidait la table familiale qu’on pouvait juger quelle femme précieuse elle serait pour celui à qui elle unirait un jour sa vie toute entière !..
Ayant perdu sa mère à l’âge de 17 ans, elle avait dû puiser du courage dans sa propre nature qui s’y prêtait et avec les conseils de sa tante Léonie qui lui servait de mère elle avait façonné sa force morale très heureusement et regardait venir les jours prête à les supporter avec l’aide de Dieu.
Son père était le roc auquel elle s’adossait pour tenir tête aux événements mais elle chercha parfois l’âme de sa mère pour qu’elle intercédât pour elle afin de voir clair en son cœur dans la grande question de son avenir et de dire à cette mère : Vois celui que j’ai choisi pour traverser la vie, fais qu’il sache et qu’il vienne à moi.
Il en fût fait ainsi !… Je dirai plus loin les événements qui se sont déroulés et comment pendant que son affection m’était déjà acquise, mon propre cœur lui était depuis de longues années bien solidement attaché.
Il me faut auparavant poursuivre le cours de cette année 1885 dont nous ne sommes qu’au début.
Bientôt la maladie frappe à coups redoublés sur cette famille charmante ; la fièvre qui sévit à Médine terrasse les uns et les autres ; l’ange tutélaire du foyer prodigue à tous les trésors de son dévouement. Elle soigne la grande maison, elle soigne au pavillon ses frères sans ménagement de ses forces, et sa constance, sa charité aimable eut raison du mal qui cède à tant d’affection. Que d’heures passées au chevet de son frère Michel qui avait une si grande affection pour elle, au chevet de la petite Agneau à qui elle servait de mère depuis la mort de la sienne !
Quand les jours tristes s’effaçaient, sa nature si gaie et si heureuse reprenait le dessus, et bien vite elle retrouvait le chemin de son devoir tranquille avec une bonne volonté qui lui facilitait toutes choses.
Pieuse vraiment, ayant reçu les principes chrétiens de sa famille d’abord puis élevée au Couvent des Lorettes à Curepipe elle avait une dévotion sincère, s’occupait des autels aux Bambous avec Pauline Koenig, travaillait au vestiaire de l’Eglise et catéchisait les enfants de ses serviteurs. Je la vois encore cousant dans la serre de Médine où je me trouvais un jour en compagnie de Gabriel Rochery, un des hôtes de là-bas, un surplis que devait porter le Père Maroëlle à une cérémonie des 40 heures qui devait avoir lieu le lendemain à l’Eglise des Bambous. Ses doigts agiles se pressaient pour terminer à temps le dit surplis qui fit grand plaisir au curé de la pauvre Eglise de ce quartier si peu habité de généreux paroissiens.
Elle aimait la poésie, les belles lettres, possédait un Album dans lequel elle avait inscrit bon nombre de jolis vers et des morceaux choisis, des pensées hautes. Elle faisait y écrire par les uns et les autres quelque pensée jugée belle et j’eus moi-même l’occasion d’écrire celle du Dante suivante :
« Nessum maggiore dolore que ricordarse
Del tempo felice nella miseria ».
Cette pensée que j’écrivis alors pour écrire quelque chose se réalise aujourd’hui avec une acuité poignante et Dante disait vrai, car il n’est pire douleur que de se souvenir d’un temps heureux dans les jours de malheur et les vers de Musset qu’Edouard Pelte a écrite au bas de ma pensée dans l’Album de Gabrielle sont impuissants à infirmer ce qu’a dit le poète Italien :
Douleur profonde, rien ne t’est comparable !
Elle aimait aussi la peinture en artiste, et je possède encore des gravures sur vélin et sur papier de riz que je lui envoyais dans le cours de nos relations. J’avais moi-même peint quelques gravures pour elle qui les aimait et sa modestie lui avait fait écrire dans son journal qu’elle était déconcertée de voir que ses peintures n’égalaient pas les miennes !.. Et pourtant !
La danse était un des plaisirs les plus vifs auxquels se livrait la jeunesse de la Rivière Noire et tous les samedis et les dimanches les salons de Médine étaient insuffisants à contenir les membres de la famille qui venaient prendre part à cet agréable amusement : du côté féminin on comptait Pauline et Louise filles du vieil oncle Alfred Koenig, puis Gabrielle, Coralie, Henriette et Agnès, toutes quatre filles d’Eugène Koenig. Du côté masculin il y avait Bernard et Michel, Léon, frères de Gabrielle, Louis, Etienne, et Alfred ses cousins, Rochery parent de la famille, moi-même allié à la famille par le mariage de ma sœur Mina avec Henry.
Coralie tenait le piano et souvent lorsqu’elle ne jouait pas c’était Versange, un jeune domestique qui nous faisait danser aux sons de son accordéon et je puis déclarer que cet instrument habilement manié suppléait parfaitement à l’instrument à cordes de Coralie.
Valses, scottishs, polkas, mazurkas, quadrilles se succédaient tout à tour jusqu’à fort tard dans la nuit, et la soirée se terminait par un thé qui donnait congé à tout le monde.
Les habitants de Rivière Dragon remontaient dans la nuit pour chez eux, et Louis et moi nous avions notre chambre dans l’annexe de la salle à manger. Rochery couchait à R. Dragon.
Les dimanches « Médine » déjeunait dans la « serre », agréable pergola qui se trouvait adossé à un immense vivier qu’on avait asséché à cause des moustiques et des miasmes de fièvre.
J’étais souvent invité à ces bons repas et après déjeuner on formait les projets pour le samedi et le dimanche suivants.
On parlait alors d’aller passer l’après-midi, diner au Barachois à la Baie de Tamarin.
Oh ! Ce cher Barachois ! qu’il me rappelle de bons et doux souvenirs !.. Cinq voitures partaient de Médine remplies des deux familles et de tout le nécessaire culinaire pour combler nos robustes et jeunes appétits. Rendus au Barachois on procédait à l’installation de la salle à manger,, aux apprêts de la cuisine et à la préparation du feu de joie qu’on devait allumer sur la plage pour faire tout autour la ronde, le « jangarna » et « en qui brûle ». Le diner vite avalé et le pousse café pris on remettait tout en ordre puis la bande joyeuse se précipitait sur la plage comme des écoliers en vacances.
Versanges nous suivait avec son accordéon et on se mettait en danse sur le battant de la lame. Je crois bien que nous avons été les inventeurs de la danse sur la plage. Je n’avais jamais avant cette époque, entendu parler de cette façon de s’amuser et je puis dire qu’elle avait un charme et une poésie extraordinaires.
Gabrielle aimait à m’avoir comme partenaire et je n’ai pas besoin de dire combien j’étais heureux de partager le plaisir qu’elle y trouvait. Enivrés par la danse il nous arrivait parfois d’atteindre la pointe du Barachois, oubliant tous les autres, et n’entendant même plus la musique restée avec la bande à l’arrière. Seuls nos cœurs battaient la mesure et le bruit des vagues nous servait d’harmonie.
O … tempora… tempora !…
Mais il fallait rentrer à Médine. On sautait la passe en pirogue, montait en voitures et au clair de lune souvent on parcourait la route en chantant toujours accompagnés par l’Orphéon Versanges.
On conçoit aisément que le charme devait fatalement se produire, et que le rêve que je faisais, et qui correspondait à celui de ma jeune amie (je l’ai su après) devait faire place à la réalité. Cependant ma nature froide et renfermée ne livrait rien pendant que brûlait en moi une flamme ardente. J’étais bien sûr de mes sentiments personnels mais pas assez présomptueux pour penser que j’étais entré bien avant dans le cœur d’une jeune fille bien élevée qui de son côté ne pensait pas avoir enchaîné le mien…
Ces petites réunions du samedi et du dimanche devenaient de plus en plus fréquentes au grand plaisir de ceux qui s’y amusaient, et l’intérêt réciproque en même temps que l’attirance progressait de semaine en semaine, troublant les cœurs de deux des personnes formant la petite société de Médine. On plaisantait la jeune fille, et elle se défendait n’ayant rien à livrer et personne n’osait s’attaquer à moi.
C’est ainsi que s’écoula une année toute entière avant que par l’intermédiaire de ma sœur Augusta qui était très amie à Gabrielle, je fis sonder la charmante jeune fille sur l’état de ses sentiments avant de déclarer les miens.
Son cœur était libre et le chemin n’en était ouvert qu’à moi seul !.. Je m’y engageai résolument, et priai ma sœur de faire savoir à Gabrielle que mon cœur lui appartenait depuis longtemps et qu’elle comblerait mes vœux en acceptant ma foi.
Ce fut tenu secret du 6 Janvier 1886 au 6 Mars ; si secret, qu’il n’y eut même pas entre nous deux de communication directe pour la raison que j’étais tombé malade d’une fièvre grave à Port Louis, et obligé d’aller changer d’air à « Mon Léhu » chez Augusta au Phoenix où le Docteur Ernest Harel me traita énergiquement pendant plusieurs semaines pour m’arracher à la mort et au désespoir.
Ma fiancée « secrète » vécut alors des jours malheureux, ne pouvant ni me voir ni m’entendre, ne recevant de mes nouvelles que de temps en temps par des billets d’Augusta qui la consolait du mieux qu’elle pouvait, et l’encourageait à supporter avec résignation les contrariétés que nous éprouvions tous deux.
Enfin le jour vint où nous nous fîmes nos mutuelles déclarations. Le 6 Mars à Casela, je me dirigeai vers le rondpoint de la source, après avoir prié ma mère de dire à Gabrielle que je voulais l’entretenir d’une sérieuse question. Je la vis bientôt arriver à moi pâle et tremblante alors que moi-même j’étais d’une émotion indescriptible.
Quel moment terrible et délicieux !… Terrible à cause de la victoire que j’avais à remporter sur ma timidité et ma réserve. Délicieux pour les résultats que j’entrevoyais au profit de mon bonheur !
Avec beaucoup d’émotion dans la voix ma question fut posée et la réponse me vint qui pénétra mon cœur d’une joie débordante ; nous nous assîmes ensuite sur le petit banc de bois du rondpoint pour ouvrir nos cœurs qui ne contenaient que… nous-mêmes ! Notre conversation dura quelques minutes et nous nous séparâmes à regret pour ne pas attirer l’attention de la société qui était réunie dans le pavillon de la salle à manger à luncher.
Mon père devait en parler aussitôt au père de Gabrielle et lui demander officiellement le droit de me dire son fils.
Monsieur Eugène Koenig reçut favorablement ma demande de la main de sa fille et nos fiançailles devinrent officielles le lendemain 7 Mars à Médine.
Elles devinrent officielles pour la famille directe de Gabrielle et pour la mienne (c.à d. entre nous) mais tous les parents de ma fiancée se trouvaient à Médine au moment où tout se cousait et je crois que ce fut un secret de commère que bien vite les oncles, cousins, et cousines avaient découvert en voyant mon père embrasser ma fiancée, Mr Koenig embrasser ma mère, tous les frères et sœurs embrassant mes sœurs et enfin Mons Koenig nous appelant devant la cheminée de la varangue pour nous dire : Embrassez-vous mes enfants !..
Dans la soirée, nous partis pour Casela, Mr Koenig en fit part à son frère Alfred, et le lendemain tout Rivière Dragon était avisé.
Je fus alors admis à faire « ma cour » et alors comme tous les chemins mènent à Rome, tous ceux de la Rivière Noire, de Casela ou le chemin de fer de Port Louis à Petite Rivière ou on me faisait prendre en voiture me menaient à Médine aussi souvent que les circonstances le permettaient. Ma joie éclatait, mon bonheur grandissait à chaque fois qu’il m’était possible de de me sauver de la rue St Georges pour aller rejoindre ma tendre amie en dehors des samedis et dimanches officiels. Tous les prétextes étaient bons pour nous voir et nous revoir ; et lorsque vraiment il était impossible de s’absenter de la Ville nos lettres portaient à l’un et l’autre l’expression de nos tendres sentiments et les regrets que nous causait l’absence.
Doux temps des fiançailles qui sert à faire connaitre à ceux qui vont s’engager dans les liens du mariage le caractère de chacun et le degré de force de l’amour qu’on déclare ! Se peut-il qu’il y ait des individus qui étalent aux pieds de leur fiancée un tapis merveilleusement brodé de sentiments peut-être sincères au moment même, et qui dans la suite des jours voient ces sentiments perdre toute leur chaleur jusqu’à se refroidir complètement, et des mariages malheureux dans leur suite succéder à d’heureuses fiançailles !..
Pour nous je puis le dire, le bonheur commencé au jour de nos mutuels aveux parcourut le long chemin de cinquante-trois ans d’existence commune avec toute la sincérité de notre foi jurée pour toujours.
Notre mariage eut lieu le 7 Septembre 1886 en l’Eglise de St Sauveur aux Bambous (Rivière Noire) et fut béni par l’Abbé Cooney curé de l’endroit que nous connaissions beaucoup et qui nous affectionnait. Parents, amis, connaissances, réunis St Sauveur furent les témoins de bonheur qui éclatait sur nos figures heureuses, et lorsqu’à mon bras j’emmenais ma femme pour nous rendre à Médine, une joie bien douce envahissait mon cœur. La voiture attelée du fringant cheval « Captain » et conduite par le vieux cocher Henri nous déposa au vieux perron où nous descendîmes pour aller au salon attendre les compliments de tous et les embrassades d’un grand nombre.
Le tiffin était dressé dans la serre et je suis peiné de dire qu’à l’heure des discours on attendit vainement celui que Monsieur de Mazérieux qui était mon témoin était supposé devoir faire aux mariés. Il est vrai qu’on ne lui avait pas demandé de le faire, ce qui l’excuse. Je ne me souviens plus qui l’a fait à sa place et s’il a été fait, mais comme tout se passait en famille il est possible qu’on n’en ait pas vu la nécessité ou l’importance.
Journée fatigante qui me causa une affreuse migraine dont je ne fus débarrassé qu’au succulent diner donné par Mr Koenig et qui réunit les principaux membres de la famille.
Nous passâmes notre lune de miel à Osserre, campagne annexe de Médine à cinq minutes de marche de Médine où M. Koenig nous accompagna le soir du 7 Septembre/86 jusqu’à la varangue, me confiant avec émotion sa fille chérie, la joie de son foyer qui devenait ma joie à moi, mon bonheur et ma vie.
Nous passâmes à Osserre les mois de Septembre et d’Octobre 1886 à jouir d’un bonheur immense, prenant nos repas du matin dans une petite salle aménagée dans ce but, et les repas du soir à Médine avec la famille. Nous faisions des courses à travers la propriété dans une petite voiture à mule mise à notre disposition par mon beau père et que je conduisais moi-même pour être nous deux tout seuls jusqu’au moment de rentrer à Osserre où les journées passaient au milieu d’infinies contemplations de deux êtres de qui Dieu venait de remplir les cœurs d’un si réel bonheur.
Notre séjour à Osserre fut interrompu par la mort de Mme Vincent Geoffroy tante de Gabrielle, à la Meilleraie à Curepipe et nous dûmes monter aux Quatre Vents passer quelques jours pour les obsèques de la morte.
Gabrielle tout en étant chagrine de la mort de sa vieille fut heureuse de se retrouver dans sa demeure des Quatre Vents au milieu de ses parterres, de ses fleurs, de ses petites affaires de jeune fille dans l’atmosphère de Curepipe embaumée d’œillets, baignée de fraicheur, et c’est le cœur attristé que nous dûmes redescendre à Osserre après une telle dilatation de son cœur généreux causée par la pleine satisfaction d’avoir à la fois son mari auprès d’elle et ses « Quatre Vents » à ses pieds…
Après quelques visites de nous autour de nous , nous partîmes pour la Rue St Georges à Port Louis qui était mon domicile. Pauvre fleur transplantée, enfant tant chérie de son père et des siens, ce ne fut pas sans un serrement de cœur qu’elle laissa derrière elle tout ce qui faisait jusque-là sa raison de vivre, et j’ai retrouvé dans son album de Pensées les vers de Victor Hugo écrits par son père à cette occasion :
« Va, mon enfant chérie, d’une famille à l’autre
Ici l’on te retient, là-bas on te désire,
Donne nous un regret, donne leur un espoir
Sors avec une larme,
Entre avec un sourire. »
Et c’est bien avec le sourire qu’elle entra dans ma maison , sourire qu’elle conserva toujours et que je vois encore sur sa bonne figure qui est là devant moi dans son cadre sur mon bureau dont la photographie a été prise dans notre jardin le jour de nos « Noces d’Or …
La chaleur de Port Louis et la fièvre nous obligèrent bientôt à mener une existence nomade. Nous quittions la ville pour Médine passer quelques mois puis pour Curepipe pour la naissance de notre premier enfant : Marie ; on retournai à Port Louis puis à Médine puis encore à Curepipe pour la naissance de notre premier fils : Emile (1889) puis encore à Médine, puis en Ville où naquit notre second fils Jean (1891) retour à Médine , à Port Louis où nait notre 3ème fils Philippe (1893) où Gabrielle a été si souffrante qu’on partit pour Médine et c’est à St Sauveur qu’on baptisa Philippe.
Enfin en 1893 tout le monde quitta Port Louis. Une épidémie d’influenza régnait à ce moment en ville et mon père et ma mère furent gravement malades. Mon père ne pouvant plus continuer son travail, dut prendre sa retraite et alla habiter à Casela chez Henry avec ma mère. On vendit les meubles et ferma la maison. Gabrielle les enfants et moi nous partîmes habiter Médine avec la famille. On nous installa dans le pavillon des jeunes gens et Bernard alla occuper « Le Colombier « contre la grande maison. Ce Colombier tirait son nom de ce que ce pavillon avait été aménagé pour nous lorsque nous allions faire des séjours à Médine et que le pigeon et la colombe n’étaient encore que deux, attendant les pigeonneaux qui ne tardèrent pas à arriver les uns après les autres dans la suite.
Nous restâmes à Médine jusqu’en 1894 où la fièvre déprimant nos jeunes enfants nous dûmes nous décider à aller habiter les hauteurs, et nous habitâmes une campagne que Vincent Geoffroy possédait à Rose Hill, et qu’il nous loua sous le nom de « Mofine « … La maison était restreinte et les aînés grandissaient et grossissaient, prenant toute la place, ce qui nous obligea à changer de maison et d’habiter tout à côté celle de M. Maulgué où sont nées Wilhelmine aujourd’hui Mère Marie du St Abandon (1895) puis Alice, aujourd’hui Madame Xavier Koenig (1896). C’est dans cette maison que j’us une crise de rhumatisme musculaire des plus virulentes qui me priva d’être aux côtés de Gabrielle à la naissance de Mina parce que j’étais immobilisé comme un cadavre sur mon lit de douleurs, raide comme une planche de la tête aux pieds, ne pouvant même pas remuer la tête. On dût me porter sur une couchette le lendemain de la naissance de ma fille dans la chambre de ma femme pour la féliciter et embrasser la mère et la fille.
Mon père mourut dans cette maison Maulgué à l’âge de 68 ans. Il était parti de chez Henry à Casela après la mort de ma mère ( 1896) et vint habiter chez moi pendant que les gens de Casela se dispersaient et venaient habiter Quatre Bornes et que mon beau père et les siens les suivaient dans ce même quartier après les revers de Médine et le changement d’administration.
Cet excellent quartier de Quatre Bornes nous attira nous-mêmes en 1898, Julien Couve me trouva la Campagne Rault sur la route St Jean, que nous habitâmes treize années !..
Mon propriétaire bien complaisant augmentait la maison au fur et à mesure de l’arrivée d’enfants nouveaux, moyennant une légère augmentation du loyer, naturellement, mais dût cesser enfin un beau matin d’agrandir parce qu’il me venait trop d’enfants et qu’il n’avait pas suffisamment d’argent pour me suivre sur le terrain des agrandissements.
Là sont nés en effet Louise, petit ange envolé au bout d’un mois, Lily, Joseph qui fut mourant d’une entérite, et que Noel Couve sauva de la mort par des médicaments inconnus des médecins qui le soignaient, Jacques, qui mourut plus tard à Munneville et enfin Claire, dernier enfant que nous eûmes.
Cette période de notre existence (de 1898 à 1911) a contenu trop d’événements pour que je ne m’étende pas un peu à les dérouler sous mes propres yeux, et sous ceux de mes enfants qui liront ceci un jour.
Nous vécûmes là très modestement mais très heureusement, la famille de Gabrielle habitait à deux pas la Campagne qui appartient aujourd’hui à M. Gaston d’Hotman. On pouvait se voir à chaque instant ce qui rappelait un peu l’existence à Médine. C’est dans cette maison que mourut mon beau-frère Bernard en 1899. On l’avait transporté très malade de Médine d’un mal que ni le docteur Chateauvieux ni les autres appelé en consultation n’ont jamais pu diagnostiquer (paralysie spinale a-t-on dit plus tard).
Monsieur Eugène Koenig le suivit quatre ans plus tard dans la tombe et Henriette en 1906 partit à son tour réduisant ainsi les anciens habitants de Médine à cinq membres que la mort devait encore ravir dans les années qui suivirent.
C’est pendant notre séjour à la maison Rault que nos aînés firent la première Communion et leur confession. Gabrielle les y prépara avec un soin jaloux, pour plaire à Dieu et ne ménagea jamais ses peines et ses fatigues pour y réussir. Elle entreprenait à pieds la longue route de St Jean deux fois par jour et assistait aux instructions que leur faisaient les bons pères Haaby, Bonjean Bourbonnais et Pellerin rentrant chez nous lasse, mais satisfaite de son religieux labeur qui conduisait au Bon Maître toutes ces petites âmes dont Dieu nous confiait l’avenir.
Puis ce fut le tour de l’instruction des mioches : diligente et patiente elle les préparait à se présenter à la petite école de « Mimi » Ribet qui avait comme professeur Jeanne Hall et ses sœurs Coralie et Agnès (les 2 sœurs de Gabrielle) et Monsieur Emile Pascau. Les enfants restèrent là jusqu’au jour où il fallut les mettre au Couvent des Lorettes ou au Collège Royal pour faire leurs grandes classes.
On allait le dimanche en procession à la messe de 8½ à St Jean et comme il fallait habiller 10 enfants avant de songer à soi-même on était généralement en retard sur l’horloge du Père Haaby, et le vieux frère Faustin qui faisait partie des religieux de la Paroisse nous avait surnommés « La Famille du Gloria » parce que c’était à ce moment de la messe que nous entrions triomphalement dans l’Eglise.
Nous avions comme voisins d’un côté la famille Charles Rousset, les Jamet ; derrière, les Ribet, et à droite les Brown pendant un moment puis Ernest Lacoste qui avait épousé Valérie Ducray en 1ères noces et en 2ème noces une cousine à lui Mlle Madeleine Lacoste (de Bordeaux).
J’avais commencé à m’occuper de cyclonomie en 1892 pendant que nous habitions Rose Hill et à la suite du cataclysme qui se produisit le 29 Avril 1892 et que je raconterai sans doute plus loin, et je continuai mes études à Quatre Bornes avec une passion qui était entretenue par les relations que j’avais avec le Commandant Jean
à suivre…