Project Description

Texte de Jean-Pierre de Chazal
Irrésistiblement je me suis engagé à pied dans la rue Nationale qui m’est si familière. Avec le temps, la rue a perdu son goudron et il me faut éviter les trous que la pluie torrentielle de la veille a remplis. Aujourd’hui le ciel est sans nuage, uniformément bleu et l’air est clair et limpide. Les martins, ces petits oiseaux noirs aux becs jaunes, s’égosillent et leurs cris aigus semblent accueillir mon retour. Par-ci, par là, les badamiers avec leurs grands feuillages sous lesquels nous nous abritions lors des averses, bordent toujours la rue.

Mes pas me conduisent au numéro 37, ou se trouve toujours la maison typique en bois, au toit en bardeaux, que mes grands-parents avaient fait construire au début du 20iem siècle. Des ardoises blanches recouvrent les façades extérieures. Quand on disait “trano fito loho” les tireurs de pousse-pousse savaient bien où c’était et vous menaient directement à cette maison à 7 piques. Les briques du mur qui entouraient la propriété étaient disposées de façon artistique de telle sorte que l’on pouvait voir au travers des niches, le spectacle du jardin tropical, à condition que les bougainvilliers qui se répandaient toujours généreusement ne viennent obstruer les ouvertures du mur.

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Une fois franchi le portail en fer à deux battants et contourné un grand parterre de rosiers et d’arbustes épineux à fleurs rouges, on pouvait emprunter pour accéder à l’intérieur l’un des deux escaliers qui se trouvaient de chaque côté d’une véranda fermée, partie avancée de cette maison surélevée. De nombreuses têtes de cerfs, trophées de chasse de mon grand-père à Maurice, décoraient son intérieur. C’est là qu’à la tombée de la nuit tous les enfants se retrouvaient. Le parquet de toute la maison était fait de larges planches en bois de palissandre. Le centre de la salle à manger était occupé par une magnifique table ronde autour de laquelle pouvait s’asseoir une vingtaine de personnes.

Ce qui rendait cette maison encore plus particulière, c’était son pigeonnier autour duquel virevoltaient des dizaines de pigeons, son étable avec les beuglements de ses vaches le soir qui réclamaient la traite après le retour du pâturage et son imposante basse-cour sous la maison, sa multitude d’arbres fruitiers, parmi lesquels de majestueux manguiers dont les fruits frisant le kilogramme attiraient les chapardeurs, des goyaviers, des cerisiers du Brésil et des pieds de letchis. Et aussi, ses gazebos qui abritaient les enfants les jours de pluie, ses parterres de fleurs aux bordures arrondies, et les vertèbres de baleine disséminés dans le jardin à l’abri du soleil sur lesquelles l’on venait s’asseoir à la recherche d’un peu de fraîcheur.

Chaque matin à 6 heures, la maison s’éveillait sous la houlette et le dynamisme de ma grand-mère Adrienne. A la mort de son mari elle avait crée, pour subvenir à ses besoins, une pension de famille. Sa fille, ma tante Eliane, égayait la maison de bouquets arrangés avec les fleurs du jardin et particulièrement avec cette variété d’orchidées blanches en forme d’étoiles. A l’occasion des vacances scolaires, la grande maison et ses dépendances ne désemplissaient pas de tananariviens. Les pensionnaires appréciaient le pousse-pousse personnel de ma grand-mère mis a leur disposition pour aller à la plage ou à la piscine ou tout simplement pour aller se promener.

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Photo prise en 1910

C’est la dans ce cocon familial, que j’ai passé ma tendre enfance. J’ai grandi au rythme des lectures des oeuvres de la “ la Comtesse de Segur”, de nos échapées folles à bicyclette sous la pluie, de nos parties endiablées de ping-pong, des matchs disputés de football sur la plage, de nos pêches sur les quais du port et bien sur du temps passé sur les bancs de l’école st-Joseph. Et plus guerrier, du tunnel que nous avions creusé dans le terrain vague d’à côté, de nos jeux dans le banian voisin, cet arbre tentaculaire aux longues lianes qui abritait nos cabanes, de nos batailles aux pistolets à eau.

Aujourd’hui la rue est défoncée, la propriété a été morcelée, La maison est bien défraîchie, les bardeaux ont été remplacés par des tôles rouges ondulées, mais mes souvenirs quoique embellis par l’enfance, restent à jamais gravés dans ma mémoire. L’espace d’un instant, je me laisse aller à un brin de nostalgie que je ne peux retenir.