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Le Magazine Littéraire, septembre 2011

MALCOLM DE CHAZAL AU-DELÀ DU TEMPS…

« Jamais le poète n’est plus vivant que quand il est mort »… Cette phrase écrite en 1954 par l’artiste intégral Mauricien Malcolm de Chazal (1902-1981) dans un vibrant hommage à un ami poète décédé s’applique aujourd’hui à sa propre personne. Trente ans après son décès, l’île Maurice rend hommage à travers une Année Malcolm de Chazal à celui que Jean Paulhan et plusieurs surréalistes qualifièrent de génie lors de la sortie en 1948 chez Gallimard du recueil d’aphorismes Sens-Plastique, suivi l’année suivante chez le même éditeur de La Vie Filtrée qui explique la démarche créatrice chazalienne. Les fulgurances que recelait Sens-Plastique révélaient alors un regard neuf fait de correspondances à la fois étranges et saisissantes sur la vie, le monde, l’amour, la foi, la nature, Dieu, l’univers, … Ces mêmes « expériences à l’état brut » – l’expression est de Jean Paulhan – appréciées pour leur force et acuité et qui le firent admirer par beaucoup allaient paradoxalement l’enfermer pour longtemps dans un carcan !

Pour beaucoup, en Europe surtout, Malcolm de Chazal est aujourd’hui encore un simple concepteur d’aphorismes et, pour une petite élite, un peintre. Il suffit de taper son nom sur n’importe quel moteur de recherches sur Internet pour avoir en réponse plusieurs centaines de pensées étalées sur divers portails, présentées tantôt comme proverbes et tantôt comme ‘pensée du jour’… Cette approche réductrice provient probablement du fait qu’après les deux ouvrages publiés chez Gallimard à la fin des années 1940, il a fallu attendre vingt ans avant que des éditeurs parisiens ne lui ouvrent de nouveau leurs portes. Ce fut le cas avec Jean-Jacques Pauvert qui publia Poèmes en 1968, puis L’Homme et la Connaissance en 1974, mais c’était trop tard pour que Chazal puisse faire connaître le riche parcours créatif effectué depuis 1949. Encore eut-il fallu qu’il souhaite le faire ! Cette disparition du monde de l’édition française, qui fut aussi soudaine que son irruption, est largement due, pour Chazal, de son refus d’une étiquette que certains surréalistes voulaient lui imposer et, pour d’autres surréalistes notamment communistes, de leur refus d’accepter en leur sein un déiste. Mais Malcolm de Chazal, lui, était déjà loin devant au moment de ce procès inutile. Il avait d’ailleurs déjà définitivement fermé la porte à l’écriture d’aphorismes qui ne fut son médium d’expression que de 1940 à 1948.

Avant de se lancer dans les aphorismes, Malcolm de Chazal avait écrit de 1935 à 1940 quatre essais d’économie politique inspirés par ses premières expériences professionnelles mauriciennes. Car, ingénieur en technologie sucrière formé à Bâton-Rouge en Louisiane de 1918 et 1925, il avait tenté, de retour à Maurice, de travailler pour les industries d’abord du sucre, puis du textile à base d’aloès, des expériences finalement malheureuses face à un patronat qu’il jugeait égoïste et détestable. Comme il le dit lui-même dans Autobiographie Spirituelle (publié de façon posthume en 2008), « je lâchai tout – le diplôme d’ingénieur aux orties » pour devenir un petit fonctionnaire au département gérant alors l’électricité et le téléphone… Vint ensuite la période des aphorismes dont il a été question !

Après La Vie Filtrée en 1949, d’autres aventures créatrices l’attendaient et celles-là ne sont guère connues du lectorat hors de Maurice – voire de Maurice même ! – car ces œuvres n’ont été publiées qu’à 100 exemplaires, à compte d’auteur, dans une petite imprimerie de la capitale de Maurice, Port-Louis. De 1950 à 1954, Malcolm de Chazal écrit 15 pièces de théâtre dont plusieurs portent sur des sujets bibliques. Une seule des cinq restants, Judas, sera jouée de son vivant en 1960. Et il cesse définitivement en 1954 d’avoir recours au théâtre qui avait été pour lui pendant quatre ans cette parole en trois dimensions qu’il recherchait pour donner plus d’ampleur à son message. S’il abandonne le théâtre, c’est parce que, dès 1950, des préoccupations nouvelles liées à la foi et à Dieu l’habitent et prennent progressivement possession de son énergie créatrice. De 1950 à 1956, Malcolm de Chazal rédigera et publiera 29 essais métaphysiques de haut niveau, le tout également publié à 100 exemplaires, à compte d’auteur et par la même petite imprimerie de la capitale. Le rythme de parution de ces ouvrages montre bien la fébrilité de l’auteur: quatre en 1950, six en 1951, onze en 1952, six en 1953,… Il publie entre autres des réflexions philosophiques sur des sujets de spiritualité et ces ouvrages, fortement imprégnés de swedenborgisme – culte dans lequel Malcolm a été élevé – s’intitulent, entre autres : La Pierre Philosophale, La Clef de Cosmos, Mythologie de Crève-Cœur, La Grande Révélation, Le Livre de Conscience, Le Livre des Principes, L’Évangile de l’Eau… Cette même période verra en 1951 la sortie de Petrusmok – Mythe, ouvrage  par lequel Malcolm de Chazal revisite son île, la recrée en un univers de féerie digne de cette Lémurie engloutie dont Maurice ne serait qu’un des pics émergés et dont les montagnes ont été sculptées par des géants lémuriens qui en ont fait des supports de légendes gravées dans le basalte…

Et Malcolm de Chazal se mit à la peinture précisément en juin 1958, créant petit à petit cette métapeinture à tel point rejetée au départ par ses compatriotes qu’il fit brûler 147 toiles sur une plage en 1974… Ceci ne l’empêchât pas de réaliser des milliers de tableaux étonnamment colorés et vivants et d’exposer çà et là à travers le monde de Milan à Dakar et de San Francisco à Paris! Ce nouveau médium d’expression est une autre écriture choisie par Chazal dans sa recherche de moyens efficaces pour faire entendre son message. Vinrent ensuite les poèmes (Sens Magique en 1957, Apparadoxes en 1958, …) suivis de synthèses philosophiques (L’Homme et la Connaissance et Sens-Unique, 1974) … Un des éminents admirateurs de l’œuvre chazalienne – peinture et écriture comprises – a été le poète-président sénégalais Léopold Sedar Senghor. Lorsque celui-ci découvrit l’œuvre de Malcolm de Chazal, sa réaction fut immédiate : cette écriture poétique ne pouvait être comparée qu’à « un geyser de sève, un torrent de laves, une brousse de métaphores. » Puis vint la découverte de la peinture de Chazal, une peinture qui, selon les mots mêmes de Senghor, fait de lui « malgré son sang et les apparences (…) un des peintres africains les plus authentiques. » Enfin se produisit la rencontre sur la plage du Morne dans le sud-ouest de Maurice en 1973, rencontre que Senghor relate comme suit : « Je lui dis : ‘La première fois que j’ai lu Sens-Plastique, votre chef-d’œuvre, j’ai cru que vous aviez du sang noir’. Et lui, souriant, de me répondre : ‘Rien ne pouvait me faire autant plaisir. L’Art s’est réfugié, est revenu à ses sources: en Afrique et en Inde’. »

L’œuvre de Malcolm de Chazal est donc bien plus vaste que celle étriquée des aphorismes de Sens-Plastique dans laquelle il avait été enfermé au niveau européen. Et elle l’est encore plus si l’on ajoute les quelque 980 chroniques de presse publiées entre 1948 et 1978 dans lesquelles Malcolm de Chazal s’exprimait sur tout dans deux quotidiens mauriciens et par lesquelles il affirmait sa présence incontournable dans le paysage culturel local à travers ses réflexions et analyses…

Le plus étonnant est que l’œuvre chazalienne est toujours – voire plus que jamais – d’actualité :

  • d’abord parce que les thèmes abordés – Dieu, l’amour, la nature, les couleurs, les correspondances occultes, l’union entre les vies végétales, minérales et humaines, la vie au-delà d’elle-même,… – font partie d’une éternelle recherche universelle de bien-être et de bien-vivre spirituels ;
  • ensuite, parce que les apports chazaliens à cette réflexion humaniste avaient jusqu’ici étaient confinés au territoire exigu de son île et que les réponses ou éléments de réponse qu’ils proposaient atteignent seulement aujourd’hui les rives de l’universel.

 

Le public mauricien découvre, par exemple, seulement en juillet 2011, la diversité du théâtre de Malcolm de Chazal à travers deux pièces datant de 1954 et que la Fondation Malcolm de Chazal a produites dans le cadre du 1er Festival du théâtre chazalien. Ces deux pièces parlent d’amour, la première – Les Désamorantes – de l’amour entre les êtres et la seconde – Le Concile des Poètes – de l’amour comme ferment de l’harmonie universelle. Et l’on découvre que le langage de Chazal est neuf et qu’il apporte à cette thématique, que l’’on aurait pu penser épuisée, des dimensions nouvelles et originales dans une approche scénique résolument contemporaine. De même, les inédits publiés au cours de cette Année Malcolm de Chazal démontrent que des facettes nouvelles de cet artiste sont à découvrir : un recueil de contes tel Histoires Étranges suivi de Fabliaux de Colloques Magiques publié chez Arma Artis au début de 2011, un recueil de poèmes inédits Humour Rose et bien d’autres contes encore à paraître avant la fin de l’année…

Malcolm de Chazal est, donc, bien vivant avec des idées nouvelles à communiquer, des paradoxes inédits à proposer, des fulgurances exaltantes à partager… Mais comment opérer ce partage ? Comment faire que ces réflexions aillent plus loin que les tablettes poussiéreuses qu’elles ont trop longtemps connues ? Comment diffuser cette somme de pensées qui reste à être appréciée, commentée, analysée à sa juste valeur à Maurice comme ailleurs dans le monde ? Aujourd’hui une solution s’impose : la numérisation. C’est là un des objectifs de la Fondation Malcolm de Chazal : numériser l’œuvre de Malcolm de Chazal et la mettre à disposition en ligne. Le seul frein est d’ordre budgétaire car la numérisation est une technologie encore coûteuse et la Fondation Malcolm de Chazal recherche des mécènes à cette fin.

Dès ses débuts en écriture et jusqu’à ses toutes dernières œuvres, Malcolm de Chazal avait une expression fétiche : au-delà de … Ainsi fallait-il aimer, vivre, écrire, peindre, lire, s’exprimer … au-delà de soi-même ! Ce message d’indispensable dépassement résume pleinement la volonté de Malcolm de Chazal en tant qu’artiste intégral, profession de foi qu’il définissait dès le 14 octobre 1961 dans une chronique intitulée Pourquoi écrire ? dans le journal local Le Mauricien:

« Pourquoi écrire ? Eh bien, parce qu’il faut que l’arbre donne ses fruits, que le soleil luise, que la colombe s’accouple à la colombe, que l’eau se donne à la mer, et que la terre donne ses richesses aux racines de l’arbre.

Pourquoi écrire ? Mais afin de se donner. Et le don enrichit. Cette « richesse » grandit la personnalité. Et l’on monte. Où ? En soi-même. J’ai nommé la délivrance. Il n’y a pas d’autre forme de libération. »

Robert FURLONG

Président de la Fondation Malcolm de Chazal